Bruno Latour : penser le vivant

La première fois que j’ai entendu parler de Bruno Latour, c’était à AgroParisTech, où j’ai fait des études. Un enseignant nous parlait de la façon dont les non-humains peuvent être impliqués dans la délibération publique : comment les intégrer dans le rapport de force ?

Nous parlions de la façon dont les coquillages perturbent les politiques publiques ou de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. Tout cela peut sembler farfelu dans un monde où nous sommes habitués à penser nettement une séparation entre les humains, dignes de politique, dignes d’être représentés, et les autres vivants, animaux et végétaux, ou les écosystèmes, qui n’auraient supposément rien à faire dans nos institutions. Je n’ai pas été désarçonnée. Je sentais depuis longtemps une présence non explicitée dans les décisions politiques. La pensée de Bruno Latour m’a aidée à mettre des mots sur ce sentiment diffus. Aujourd’hui, alors que nous parlons sans cesse de virus, de gaz ou de CO2 dans l’atmosphère, cette présence semble évidente !

la sortie de ma formation à AgroParisTech, en 2017, j’ai acheté « Où atterrir ? », qui venait d’être publié. Ce fut une révélation politique. J’ai toujours été gênée par la fameuse question : l’écologie politique, est-ce de droite ou de gauche ? Je place l’écologie politique à gauche de l’échiquier, sans pour autant revendiquer l’héritage du socialisme. Dans ce livre, Latour dynamite cette interrogation. Le monde a changé, nous sommes entrés dans un nouveau régime climatique, et les vieilles catégories politiques se sont nécrosées. Pour lui, l’opposition qui vient, et que nous devons aider à faire émerger, est celle entre les Terrestres, qui ont conscience de vivre dans la « zone critique », une mince pellicule de « vivants qui nous font vivre », à la surface de la terre, et les Modernes, qui pensent pouvoir s’émanciper de la planète, pour qui les lois qui gèrent notre monde sont celles de l’univers : l’infini et l’absence de limites. J’ai lu cet ouvrage pendant le confinement, puis j’ai enchaîné avec « Où suis-je ? » et le « Mémo sur la nouvelle classe écologique ».

L’esquisse de nouvelles alliances

En juin 2020, j’ai été élue à la mairie de Poitiers et chargée de l’urbanisme. Je savais que les proches de Bruno Latour organisaient des ateliers « Où atterrir ? » dont le but est précisément de reprendre la description du monde, de ne pas monter trop vite en généralités, d’éviter les catégories usées de l’ancien monde (la « droite », la « gauche », etc.) ; bref, de faire émerger de nouvelles alliances. Je ne comprenais alors que confusément de quoi il était question, mais progressivement ce travail est devenu plus clair dans mon esprit. Prenez les bassines, ces gigantesques retenues d’eau qui provoquent tant de débats dans ma région : les agriculteurs pompent de l’eau pour les remplir, afin de pouvoir arroser leurs cultures en cas de sécheresse. Eh bien, à cette toute petite échelle, j’ai vu l’esquisse de nouvelles alliances : moi, l’écologiste, je me suis trouvée des atomes crochus avec des maires identifiés comme étant de droite, attachés à fournir de l’eau potable toute l’année à leurs habitants, ou des représentants de la Fédération de pêche, qui ont vu des poissons le ventre en l’air dans les petits cours d’eau de mon département à sec cet été. Là, autour de ces nouvelles questions politiques, peuvent se nouer des blocs politiques inédits. Ce sont les fameuses « classes géosociales » dont parle Latour.

En juillet dernier, j’ai été invitée aux universités d’été d’« Où atterrir ? ». Enfin, j’ai pu rencontrer Bruno Latour. J’ai vu son œil s’allumer quand il a compris que j’étais ingénieure de formation – l’un de ses grands combats était de réconcilier cultures scientifique et politique. Dans ma vie de militante, j’ai participé à beaucoup d’ateliers un peu décalés. Ce que j’ai vécu à Saint-Junien, lors de ces journées, ne m’a donc pas semblé absurde. Je me suis, par exemple, retrouvée sur une scène, au-dessus d’une boussole dessinée sur le sol. Le but était de parler de nos « concernements » : qu’est-ce qui nous ferait nous lever même en pleine nuit ? On nous demandait de partir de ce qui nous touche intimement, en résistant à l’envie de pointer tout de suite des abstractions (comme « le capitalisme » ou la « crise climatique »). J’ai parlé de ma peur qu’un été prochain – nous n’en étions pas loin cette année – les habitants de Poitiers se voient coupés d’eau potable parce que les nappes sont à sec. Dans un autre atelier, nous étions encouragés à décrire des « dépendances » : qu’est-ce qui est ou a été nécessaire pour que cette chaise en bois soit présente dans cette salle ? Il faut bien sûr des menuisiers, mais aussi des forestiers, un sol relativement sain pour la pousse des arbres, des gens qui luttent contre le réchauffement climatique et les feux de forêts, des logisticiens, bref, une chaîne d’humains et de non-humains. C’est ce travail de description que préconisait Latour pour « décongeler le paysage ».

Petit à petit, des alliances nouvelles émergent et in fine ces deux classes, dont la seconde doit devenir consciente d’elle-même : les Modernes et les Terrestres. C’est à cela que nous devons réfléchir, nous écologistes, plutôt que de vouloir donner une image de techniciens sérieux en parlant du développement des énergies renouvelables et de l’isolation des bâtiments. Latour nous titillait souvent en expliquant que les Verts n’étaient pas à la hauteur. Il nous faut donner à voir la société dans laquelle nous nous projetons et que nous voulons voir advenir. Au sein du parti, nous sommes plusieurs à essayer de faire ce travail autour du concept de « République écologique », que nous empruntons en partie à Serge Audier.

Engrillagement et Parlement

Dans le cours de toute cette réflexion, et de cette découverte de Latour, je suis devenue députée. Bien sûr, la façon dont est organisée l’Assemblée vous fait devenir « hors sol », du moins quand vous vous attachez à faire votre travail consciencieusement, à venir aux réunions, à siéger, etc. Il m’a fallu un ou deux jours, par exemple, pour réaliser l’ampleur des pénuries de carburant : c’est simple, je ne me déplace pas en voiture quand je suis à Paris, et je siège de 9 heures du matin à minuit. Bien sûr, nous sommes loin du « Parlement des choses » dont a longtemps parlé Latour. Bien sûr, la séance est avant tout le théâtre d’effets de manche et changer d’avis lors d’une discussion est vu comme une faiblesse : on monte tout de suite en généralités, et, la plupart du temps, chacun vote en suivant les consignes du groupe.

Mais il y a, dans les plis du Parlement, d’autres logiques : lorsqu’un député s’occupe d’une mission d’information ou d’un rapport parlementaire, il peut adopter les principes de l’enquête latourienne. Et il arrive, dans la discrétion des commissions, que des alliances nouvelles émergent. J’ai soutenu un texte porté par des députés centristes qui visait à lutter contre l’engrillagement des propriétés de chasse, notamment en Sologne. Au fil des discussions, j’ai compris que pour les promoteurs du texte le but était de soutenir la chasse de ceux qui n’ont pas de grandes propriétés ! Plutôt qu’une opposition bête et méchante entre les « chasseurs » et les « écolos », est apparue quelque chose de nouveau : entre les promoteurs d’une chasse littéralement « hors sol », où des super-riches abattent depuis un mirador des dizaines de sangliers prisonniers d’un enclos, et une alliance hétéroclite de chasseurs, attachés à des coutumes paysannes, de naturalistes attentifs à la biodiversité, de promeneurs en forêts, etc.

J’ajoute que j’éprouve un étonnement très latourien quand j’écoute les députés du Rassemblement national s’opposer de façon pavlovienne à tout ce qui a rapport, de près ou de loin, avec l’écologie. Nous ne vivons pas dans le même monde, au sens fort de l’expression.

Voilà ce que m’a permis de comprendre Bruno Latour, et que je continue à ruminer. Il est parti, mais ses idées essaiment.

Bruno Latour : penser le vivant

La première fois que j’ai entendu parler de Bruno Latour, c’était à AgroParisTech, où j’ai fait des études. Un enseignant nous parlait de la façon dont les non-humains peuvent être impliqués dans la délibération publique : comment les intégrer dans le rapport de force ?

Nous parlions de la façon dont les coquillages perturbent les politiques publiques ou de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. Tout cela peut sembler farfelu dans un monde où nous sommes habitués à penser nettement une séparation entre les humains, dignes de politique, dignes d’être représentés, et les autres vivants, animaux et végétaux, ou les écosystèmes, qui n’auraient supposément rien à faire dans nos institutions. Je n’ai pas été désarçonnée. Je sentais depuis longtemps une présence non explicitée dans les décisions politiques. La pensée de Bruno Latour m’a aidée à mettre des mots sur ce sentiment diffus. Aujourd’hui, alors que nous parlons sans cesse de virus, de gaz ou de CO2 dans l’atmosphère, cette présence semble évidente !

la sortie de ma formation à AgroParisTech, en 2017, j’ai acheté « Où atterrir ? », qui venait d’être publié. Ce fut une révélation politique. J’ai toujours été gênée par la fameuse question : l’écologie politique, est-ce de droite ou de gauche ? Je place l’écologie politique à gauche de l’échiquier, sans pour autant revendiquer l’héritage du socialisme. Dans ce livre, Latour dynamite cette interrogation. Le monde a changé, nous sommes entrés dans un nouveau régime climatique, et les vieilles catégories politiques se sont nécrosées. Pour lui, l’opposition qui vient, et que nous devons aider à faire émerger, est celle entre les Terrestres, qui ont conscience de vivre dans la « zone critique », une mince pellicule de « vivants qui nous font vivre », à la surface de la terre, et les Modernes, qui pensent pouvoir s’émanciper de la planète, pour qui les lois qui gèrent notre monde sont celles de l’univers : l’infini et l’absence de limites. J’ai lu cet ouvrage pendant le confinement, puis j’ai enchaîné avec « Où suis-je ? » et le « Mémo sur la nouvelle classe écologique ».

L’esquisse de nouvelles alliances

En juin 2020, j’ai été élue à la mairie de Poitiers et chargée de l’urbanisme. Je savais que les proches de Bruno Latour organisaient des ateliers « Où atterrir ? » dont le but est précisément de reprendre la description du monde, de ne pas monter trop vite en généralités, d’éviter les catégories usées de l’ancien monde (la « droite », la « gauche », etc.) ; bref, de faire émerger de nouvelles alliances. Je ne comprenais alors que confusément de quoi il était question, mais progressivement ce travail est devenu plus clair dans mon esprit. Prenez les bassines, ces gigantesques retenues d’eau qui provoquent tant de débats dans ma région : les agriculteurs pompent de l’eau pour les remplir, afin de pouvoir arroser leurs cultures en cas de sécheresse. Eh bien, à cette toute petite échelle, j’ai vu l’esquisse de nouvelles alliances : moi, l’écologiste, je me suis trouvée des atomes crochus avec des maires identifiés comme étant de droite, attachés à fournir de l’eau potable toute l’année à leurs habitants, ou des représentants de la Fédération de pêche, qui ont vu des poissons le ventre en l’air dans les petits cours d’eau de mon département à sec cet été. Là, autour de ces nouvelles questions politiques, peuvent se nouer des blocs politiques inédits. Ce sont les fameuses « classes géosociales » dont parle Latour.

En juillet dernier, j’ai été invitée aux universités d’été d’« Où atterrir ? ». Enfin, j’ai pu rencontrer Bruno Latour. J’ai vu son œil s’allumer quand il a compris que j’étais ingénieure de formation – l’un de ses grands combats était de réconcilier cultures scientifique et politique. Dans ma vie de militante, j’ai participé à beaucoup d’ateliers un peu décalés. Ce que j’ai vécu à Saint-Junien, lors de ces journées, ne m’a donc pas semblé absurde. Je me suis, par exemple, retrouvée sur une scène, au-dessus d’une boussole dessinée sur le sol. Le but était de parler de nos « concernements » : qu’est-ce qui nous ferait nous lever même en pleine nuit ? On nous demandait de partir de ce qui nous touche intimement, en résistant à l’envie de pointer tout de suite des abstractions (comme « le capitalisme » ou la « crise climatique »). J’ai parlé de ma peur qu’un été prochain – nous n’en étions pas loin cette année – les habitants de Poitiers se voient coupés d’eau potable parce que les nappes sont à sec. Dans un autre atelier, nous étions encouragés à décrire des « dépendances » : qu’est-ce qui est ou a été nécessaire pour que cette chaise en bois soit présente dans cette salle ? Il faut bien sûr des menuisiers, mais aussi des forestiers, un sol relativement sain pour la pousse des arbres, des gens qui luttent contre le réchauffement climatique et les feux de forêts, des logisticiens, bref, une chaîne d’humains et de non-humains. C’est ce travail de description que préconisait Latour pour « décongeler le paysage ».

Petit à petit, des alliances nouvelles émergent et in fine ces deux classes, dont la seconde doit devenir consciente d’elle-même : les Modernes et les Terrestres. C’est à cela que nous devons réfléchir, nous écologistes, plutôt que de vouloir donner une image de techniciens sérieux en parlant du développement des énergies renouvelables et de l’isolation des bâtiments. Latour nous titillait souvent en expliquant que les Verts n’étaient pas à la hauteur. Il nous faut donner à voir la société dans laquelle nous nous projetons et que nous voulons voir advenir. Au sein du parti, nous sommes plusieurs à essayer de faire ce travail autour du concept de « République écologique », que nous empruntons en partie à Serge Audier.

Engrillagement et Parlement

Dans le cours de toute cette réflexion, et de cette découverte de Latour, je suis devenue députée. Bien sûr, la façon dont est organisée l’Assemblée vous fait devenir « hors sol », du moins quand vous vous attachez à faire votre travail consciencieusement, à venir aux réunions, à siéger, etc. Il m’a fallu un ou deux jours, par exemple, pour réaliser l’ampleur des pénuries de carburant : c’est simple, je ne me déplace pas en voiture quand je suis à Paris, et je siège de 9 heures du matin à minuit. Bien sûr, nous sommes loin du « Parlement des choses » dont a longtemps parlé Latour. Bien sûr, la séance est avant tout le théâtre d’effets de manche et changer d’avis lors d’une discussion est vu comme une faiblesse : on monte tout de suite en généralités, et, la plupart du temps, chacun vote en suivant les consignes du groupe.

Mais il y a, dans les plis du Parlement, d’autres logiques : lorsqu’un député s’occupe d’une mission d’information ou d’un rapport parlementaire, il peut adopter les principes de l’enquête latourienne. Et il arrive, dans la discrétion des commissions, que des alliances nouvelles émergent. J’ai soutenu un texte porté par des députés centristes qui visait à lutter contre l’engrillagement des propriétés de chasse, notamment en Sologne. Au fil des discussions, j’ai compris que pour les promoteurs du texte le but était de soutenir la chasse de ceux qui n’ont pas de grandes propriétés ! Plutôt qu’une opposition bête et méchante entre les « chasseurs » et les « écolos », est apparue quelque chose de nouveau : entre les promoteurs d’une chasse littéralement « hors sol », où des super-riches abattent depuis un mirador des dizaines de sangliers prisonniers d’un enclos, et une alliance hétéroclite de chasseurs, attachés à des coutumes paysannes, de naturalistes attentifs à la biodiversité, de promeneurs en forêts, etc.

J’ajoute que j’éprouve un étonnement très latourien quand j’écoute les députés du Rassemblement national s’opposer de façon pavlovienne à tout ce qui a rapport, de près ou de loin, avec l’écologie. Nous ne vivons pas dans le même monde, au sens fort de l’expression.

Voilà ce que m’a permis de comprendre Bruno Latour, et que je continue à ruminer. Il est parti, mais ses idées essaiment.